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Alors que les chanteuses sont généralement en minorité dans l’industrie de la musique et que les postes de décision sont surtout occupés par des hommes, plusieurs succès compas ont contribué à la diffusion de messages qui soutiennent une socialisation différenciée des femmes. Ceci se note en particulier dans les espaces festifs associant hommes et femmes, notamment dans les bals, qui se consacrent à la danse en couple.
Le style de musique compas rejoint en Haïti un large public hétérosexuel. Les représentations qui structurent les conditions et les situations des femmes dans le pays y sont très bien représentées.
Les œuvres que les paroliers et les chanteurs proposent contiennent en effet de nombreux clichés sexistes, notamment ceux de la madone et de la putain. Dans ces récits, la capacité des femmes à explorer l’ensemble des choix de vie qui pourraient s’offrir à elles est donc limitée.
Les paroles de la musique compas sont très souvent à la fois les produits et les producteurs de rapports de pouvoir inégalitaires. Les chansons de compas proposent à leurs publics un modèle figé de féminité, avec, par exemple, une représentation des femmes-mères en tant que soutien familial (et social) fondamental, dit « poto mitan » (Lamour, 2017).
Ces chansons développent et produisent des balises qui quadrillent les modèles de comportement des femmes en distinguant les comportements souhaitables et non souhaitables. Ces œuvres musicales sont ainsi appelées à être à la fois prescriptives et prohibitives des comportements des femmes.
Questionner les images d’hommes et de femmes que ce style musical véhicule permet ainsi de mieux comprendre les normes imposées aux femmes qui sont naturalisées dans la société haïtienne.
Les femmes dans la musique populaire : la « police du genre »
Les chansons de compas se conforment souvent à des représentations dominantes de femmes, les déclament et les renforcent. Ti Jocelyne de Tropicana (1988) et Pou manman’m du groupe Zenglen (2001) sont des chansons issues de deux époques différentes, mais qui présentent un même confinement des femmes à un modèle balisé.
Parmi les plus écoutées en Haïti et dans la diaspora haïtienne, ces formations musicales représentent deux générations différentes et ont été composées par des hommes. Depuis le début des années 1960, le groupe Tropicana d’Haïti porte la mémoire du Grand Nord du pays ; il y jouit d’un statut d’institution nationale. Comme la plupart des orchestres de « konpa dirèk », il comprend un chanteur principal et une section prépondérante de cuivres. Leur chanson Ti Jocelyne (« Petite Jocelyne ») a été un énorme succès sur les ondes radio en Haïti à partir de 1988.
De son côté, Zenglen a émergé comme un groupe majeur de la scène compas au tournant des années 2000. Leur mouvance musicale, avec des influences pop, est généralement appelée « konpa love ». La chanson Pou manman’m (« Pour ma mère ») de Zenglen est parue sur l’album Do It Right - Nou Pèdi Fren sorti en 2002 et demeure à ce jour un incontournable du répertoire de ce groupe.
Ces deux chansons véhiculent des contenus qui permettent de mieux saisir les représentations sociales associées aux femmes ainsi que les conduites qui leur sont imposées.
Cette sorte de « police du genre » intime aux femmes ce qu’elles doivent faire ou ne pas faire. Il s’agit d’un double travail de prescription et de prohibition de comportements.
Tropicana d’Haïti et la femme sale
L’histoire racontée à travers les paroles de Ti Jocelyne est celle d’une agression verbale visant une femme. L’homme rencontre cette femme dans un bal. Il s’adresse à elle à partir d’une posture de dominant.
Avec un langage agressif, il questionne la légitimé de la présence de cette femme dans cet espace. L’homme questionne ainsi Jocelyne sur la place qu’elle occupe dans cette soirée et dans la société en général. Le narrateur l’humilie par ses mots, mais aussi par son ironie et par sa tonalité. Son ton suggère déjà la position diminuée de la femme.
Le diminutif « Ti » placé devant « Jocelyne » traduit de plus une forme d’intimité qui renvoie à une position subalterne. En créole haïtien, « ti » s’oppose à grand ; il suggère la familiarité ou la condescendance. Le pseudonyme Ti Jocelyne informe le public sur le système de places (ou de classes) qui relie les deux protagonistes.
L’interpellation se base sur le fait que Jocelyne se comporterait de manière atypique. Par conséquent, elle ne serait pas digne de respect.
Les paroles mettent aussi en évidence une forme de « slut-shaming », c’est-à-dire une tentative d’infliger une humiliation. Il s’en suit des ricanements venant d’autres hommes en soutien à la vaillance de l’interpellateur. Ce dernier cherche à culpabiliser son interlocutrice, qui est prise en flagrant délit d’indépendance, pour reprendre les mots de Gail Pheterson (2010).
Le reproche indirect est que cette femme fréquente seule un lieu de loisirs. Elle va seule de bal en bal, motif de condamnation, car elle investit un lieu public pour elle-même et pour son propre plaisir.
Les invectives prononcées renvoient Jocelyne à son intérieur (domestique) pour ne pas avoir effectué les tâches auxquelles les autres femmes sont assignées. L’exemple d’une femme mariée est d’ailleurs cité à titre de comportement plus « acceptable ».
La chanson réassigne ainsi Jocelyne aux tâches de la maison en lui ordonnant de se conformer aux attentes de la société.
À la fin de la pièce, on insulte aussi Jocelyne directement; elle y est décrite comme n’étant plus fraîche et devant être remisée : elle devrait plutôt laisser les gens tranquilles.
Elle est aussi interpellée pour avoir insulté certaines personnes et s’être battue avec sa sœur, donc pour avoir commis des dérogations au comportement appartenant à son sexe. L’interpellateur lui rappelle aussi qu’elle est condamnée par la société.
D’ailleurs, à aucun moment ce dernier ne reçoit une réponse de Jocelyne. Elle subit sans rien dire ces invectives moralistes et dégradantes.
La chanson Ti Jocelyne a fait danser en Haïti depuis plus de trois décennies. Elle renvoie aux frontières de l’infamie une femme qui ose se comporter de manière non conforme à son genre.
Ce texte de Tropicana s’inscrit dans un dispositif de contrôle des femmes. Il consolide les inégalités entre les sexes, discrédite une femme et empêche les auditrices et les auditeurs d’avoir de l'empathie avec celle-ci. Il place l’agentivité de Jocelyne dans le stigmate de la putain en l’enfermant dans la catégorie des femmes de mauvaise vie.
Zenglen et la mère courage
Si Ti Jocelyne offre l’image d’une agentivité (Pheterson, 2010) féminine négative, rejetée par la morale ambiante, c’est l’image d’une femme se sacrifiant au bénéfice et au service du groupe familial qui est par contre valorisée dans Pou manman’m.
La chanson du groupe Zenglen est en effet une ode à la figure de la mère courage, celle qui se sacrifie pour ses enfants, une des nombreuses mères qui élèvent seules leurs enfants en Haïti.
Le chanteur du groupe, également parolier, y exprime sa tristesse après le décès de sa mère et, surtout, célèbre son sacrifice à la tâche en « terre étrangère » pour élever ses enfants en l’absence de leur père. Le chanteur y souligne entre autres la bonté et l’amour incommensurable de sa mère.
Pou manman’m est une chanson élogieuse qui met de l’avant la figure de la mère travailleuse surresponsabilisée, se tuant à la tâche pour prendre soin de ses proches. Les paroles de la chanson soulignent d’ailleurs à un certain moment qu’être mère est un travail sans congé ni jour férié.
La chanson propose aussi un modèle à suivre ; cet idéal est célébré même après la mort de la mère. Il est d’autant plus sacré que le chanteur du groupe n’hésite pas à déifier les mères en les comparant à l’Éternel.
Représentantes du pouvoir divin sur terre, ces femmes qui élèvent seules leurs enfants grâce à leur propre sacrifice sont aussi comparées à la poutre supportant l’armature d’une maison. En Haïti, ces femmes sont en effet communément appelées « poto mitan » (pilier central).
Ce titre apposé aux femmes sous-entend la prise en charge du bien-être des autres généralement sans appui public. En suivant cette logique, la chanson Pou manman’m représente la femme-mère comme digne de déférence. Ceci conforte l’idée selon laquelle dans la société haïtienne, la maternité ouvre la porte à la respectabilité.
Il convient de souligner également qu’en plus d’être mère, cette figure féminine mérite un respect construit à travers le travail et la prise de risques pour les siens. Cette qualité de « mère-travailleuse » se distingue ainsi de celle de la « mère au foyer ».
À aucun moment la chanson ne parle cependant du père dont la responsabilité est ainsi occultée. Elle valorise une agentivité et un esprit d’initiative de la mère partie à l’étranger se sacrifier pour le bien de ses enfants.
Ainsi, si dans la chanson de Tropicana la mobilité de Jocelyne est critiquée, dans celle de Zenglen, c’est la mobilité de la mère qui est valorisée, car elle se déplace pour assurer le bien-être de ses enfants. Les paroles de cette chanson évoquent l’imaginaire de la femme « poto mitan » sans questionner pourquoi cette mère doit en arriver à se tuer à la tâche.
Rôles traditionnels des femmes : agir pour les autres
La sexualité de la mère dans Pou manman’m est donc inscrite dans la reproduction et lui impose par la même occasion un rôle de protectrice et de pourvoyeuse. À l’inverse, dans Ti Jocelyne, la sexualité de la protagoniste est présentée comme excessive puisqu’elle ne vise pas la reproduction. Considérée comme chasse gardée masculine, son modèle de sexualité axé sur le plaisir remet justement en question ce privilège souvent réservé aux hommes.
Il ne faudrait pas en conclure cependant que ces deux figures propres à l’imaginaire haïtien seraient autonomes. Elles sont plutôt construites au profit du maintien d’un certain ordre social (Deleuze, 2002). Elles ont pour fonction de produire un sens et de permettre aux personnes de s’y identifier.
Elles illustrent que les sources de valorisation sociale des femmes passent par la maternité, et ceci assure par la même occasion le contrôle social de leur force de travail.
Ces deux chansons dévoilent une dynamique de représentations qui est reliée à celle des conditions sociales, politiques et économiques. Ne devrait-on pas en conclure que lorsqu’elles agissent pour elles-mêmes, les femmes seraient soumises à une critique négative ? En revanche, lorsqu’elles agissent pour les autres, leurs initiatives seraient appréciées et valorisées.
Cette opposition que nous retrouvons entre Ti Jocelyne et Pou manman’m illustre bien la manière dont la musique compas diffuse auprès de ses fans les rôles traditionnels que la société haïtienne assigne aux femmes tout en niant leur pleine agentivité.
Bilbliographie
- BECKER, Howard, 2009. Comment parler de la société : artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales. La Découverte, 316 p.
- DELEUZE, Gilles, 2002. Francis Bacon, logique de la sensation. Le Seuil, 176 p.
- DELVA, Gracia et al. (Zenglen), 2002. Pou manman’m. La Perle Production Record's, 6:52 min.
- LAMOUR, Sabine, 2017. Entre imaginaire et histoire : une approche matérialiste du poto-mitan en Haiti (Thèse de doctorat en sociologie), Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis.
- LARIVIÈRE, Daniel, Yves Jean Bart et al. (Orchestre Tropicana d'Haïti), 1988. Ti Jocelyne. Louis Records, 8:30 min.
- PHETERSON, Gail, 2010. Femmes en flagrant délit d’indépendance. Tahin Party, 96 p.
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